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98- Quatre pattes et un chien conférence du 11 février 1998

Pour tous ceux et celles qui n’ont pas eu la chance d’assister au Cabaret Mystique
extrait de la conférence d’Alexandro JODOROWSKY du 11 février 1998

J’ai besoin qu’une personne très bien intentionnée me raconte une blague. Est-ce que quelqu’un connaît une blague ?

Une personne : j’ai une devinette.
Alejandro : j’ai besoin d’une blague…. Quelle est ta devinette, mais je ne promets rien.
La personne : comment est-ce qu’on appelle un chien qui n’a pas de pattes ? Est-ce que vous avez la réponse ?
Alejandro : Non, non
La personne : en fait on ne l’appelle pas , on va le chercher (rires)

Alejandro : ça peut me servir ! ! ! je trouve qu’elle est très bonne ! ! !

Mes amis ! Le chien a toujours été le symbole du moi, de l’ego. Quand on voit LE MAT qui avance,

il y a une sorte d’animal derrière lui. LE MAT, c’est l’énergie totale constamment donnée au monde. Quand dans la Bible on dit : « Au commencement. » qu’est-ce que ça signifie ? Quand Dieu créa le monde qu’est-ce qu’il faisait avant ? Il s’emmerdait ? C’est une question importante ! Si on peut penser que Dieu créa l’univers dans le commencement, dans un moment où tout commence constamment, cela veut dire que nous, constamment, nous sommes en train de commencer, il n’y a pas de fin, il y a un commencement total et continuel, …nous sommes un commencement vital continuel et cela ne finira jamais parce que nous avons été créés dans le commencement. C’est très réjouissant, c’est une vrai fête, tout commence là, en ce moment.

Il y a l’être essentiel, LE MAT, la partie de nous qui est sans limite, incroyable, mais quand même le petit chien, le petit dog, à l’envers c’est god, c’est l’envers de la divinité, c’est le moi, quand le god se renverse cela fait l’ego.
L’ego a quatre pattes comme le chien : c’est l’intellect, l’émotionnel, le sexuel, et le corporel, comme dans le TAROT : EPEE, COUPE, BATON, DENIER.

J’avais aujourd’hui une personne, un jeune péruvien, un monsieur qui n’avais pas envie de vivre. Avec ce problème d’avoir tout le temps comme un ordre de mourir, de ne pas vivre, je lui dit ce que je dis à toutes les personnes qui ont cette sensation tellement déprimante : quand on est dans le ventre maternel et que la mère a des problèmes, des problèmes graves : on veut un garçon, c’est une fille, l’homme n’est pas là, on a trop d’enfants, ma mère ou ma grand-mère ont eu des problèmes épouvantables car elles ont eu trop d’accouchements, quand on a des problèmes et qu’on ne veut pas l’enfant, la mère secrète des anticorps et traite le fœtus comme une tumeur, et le fœtus reçoit cela comme des ordres à mourir. Mais il y a le frère jumeau, le placenta, qui va défendre l’enfant contre la mère pour qu’il ne soit pas détruit.
Toute la gestation c’est comme une bataille avec l’ordre de ne pas arriver, et le placenta l’accompagne et le défend. Mais au moment de la sortie, il perd son copain, il n’est plus défendu et il a l’ordre parental de disparaître et comme l’enfant veut être aimé, toute la vie il se trouve devant ce problème : « Est-ce que j’accepte l’ordre de ma mère et je me détruit, donc je serai aimé, je fais plaisir à maman. Mais à l’intérieur de moi LE MAT, le fou, le désir de vivre me dit : « ne te détruis pas, surtout pas, il faut vivre ! »

Alors on est dans un court-circuit entre vivre et ne pas vivre. Dans ce court-circuit on va commencer peu à peu à se couper les pattes.

Dans la demande qu’on nous fait de ne pas être, dans le commencement, dans la création continuelle, j’élimine de mon corps, dans ma tête les besoins essentiels,

(as Denier). Je commence à lutter contre les besoins essentiels : je deviens anorexique, ou je mange trop, c’est mon auto-élimination pour obéir aux parents. En même temps je suis terriblement angoissé parce que je veux vivre, mais je me coupe, je vis mal, dans une chambre puante, je n’arrive pas à gagner ma vie, l’argent me dérange, alors que la vie me dit : mais oui, fais l’astrologie, fais des bijoux, fais ce qu’il te plaît. Mais il y a le court-circuit d’obéir, cet ordre fœtal de ne pas vivre. Alors on se coupe la patte matérielle.

(as Bâton) Après on se coupe la patte sexuelle. La sexualité qui est un éternel recommencement, c’est la vie, c’est reproduction, c’est accepter que la vie est un paradis quotidien, l’existence un miracle quotidien.
Si je me coupe du miracle, je me coupe de la créativité. Je veux chanter mais je ne peux pas chanter, je veux sculpter mais je ne peux pas sculpter, je suis dans un ratage continuel.

(As Coupe) Et émotionnellement qu’est-ce qu’on fait ? Exactement la même chose, on fait un mic-mac émotionnel, on a de la rancune, on n’exprime pas ses émotions, on ne se donne pas à aimer parce qu’on a peur. Est-ce que la femme que j’ai c’est la femme de ma vie ? Alors je m’angoisse, parce que quand on me le demande, c’est qu’elle n’est pas la femme de ta vie parce qu’il n’y a pas de femme de ta vie. Pour faire un kilomètre le TAO nous dit il faut faire un pas, toute maison naît d’un petit tas de terre, tout arbre naît d’une racine fine comme un cheveux. On ne peut pas demander la totalité de la perfection sans vivre instant par instant, commencement par commencement la relation affective. La relation affective se fait là, à chaque moment, on ne doit pas prétendre trouver la perfection. Alors ce que tu recherches là c’est la perfection ou l’âme sœur, et tu sais que c’est l’impossible.

Et ce qui est pire, on se coupe de l’être parce qu’il y a 4 sagesses : savoir être, savoir aimer, savoir faire, et savoir vivre. Il faut apprendre ces 4 choses. Il y a des gens qui ne savent pas vivre. J’ai un ami qui est un artiste génial, il ne sait pas vivre, il n’a même pas une voiture, il n’a rien du tout, il mange dans des assiettes toute cassées, il ne sait pas vivre, mais il sait faire.

(as d’Epée) Quand nous sacrifions l’intellect, c’est que nous ne savons pas être. Tout ce qu’on fait ce n’est pas nous, c’est l’imitation de l’autre : ce que l’autre a dit, ce que l’autre a fait, ce que l’autre a pensé.

Voilà le chien sans ses quatre pattes : il ne sait pas être, il ne sait pas aimer, il ne sait pas faire, il ne sait pas vivre. Mais nous qui sommes des êtres qui croyons à la vie nous avons besoin de lui, on ne peut pas vivre tout seul dans la vie, on a besoin de l’autre, un besoin profond de l’autre, sans l’autre on n’est rien du tout. Tu sais au Mexique j’étais un artiste névrotique, j’avais 40 ans, je ne pensais qu’à mon art, j’étais dans mon monde. Un jour un homme a été renversé par un tramway, il était tout pâle, et là quand tu es dans la gueule du lion, quand tu es pris par la mort ou en danger, tu ne fais pas un geste, tu ne bouges pas un poil, on attend que vienne la Croix-Rouge te sauver. Alors il était là et tout le monde le regardait, on a une espèce de fascination. Je ne sais pas quelle mouche m’a piqué je lui ai pris la main et je l’ai accompagné, je n’ai fait que lui prendre la main. La même chose que j’ai fait à Vera Cruz où deux femme se sont battues et l’une a poignardé l’autre, elle était toute pâle et personne ne s’est occupée d’elle. Alors j’ai dit à mes amis, on va s’occuper d’elle, l’unique chose qu’on a fait c’est l’accompagner.

Dans les 613 commandements qui s’appellent MISHVOT, le plus important de tous c’est aller voir les malades. Quand on a un ami malade on doit aller le voir, on doit l’accompagner, on peut pas le guérir mais l’accompagner. Une personne t’accompagne dans ta vie, c’est hyper sacré. Que serait ma vie sans mes six chats, je ne comprends pas la vie sans les chats, parce que c’est une compagnie tellement magique, tellement belle, ou sans ma petite plante, ou sans l’être que tu aimes à côté de toi, la compagnie, tu vois.

Donc on cherche quelqu’un qui nous accompagne. On appelle le chien, mais le chien ne viens pas parce qu’il n’a pas de pattes. Quand les choses ne vont pas à toi, tu vas aux choses, quand une personne est enfermée dans son monde, tu vas à son monde.
Tu vas vers la personne aimée, tu vas vers la personne avec laquelle tu travailles, tu vas vers l’autre, parce que toi tu as les pattes.
Mon maître Takata disait : « 

celui qui a des mains aidera avec ses mains, celui qui a seulement des pieds aidera avec ses pieds dans cette œuvre spirituelle »

On va avec ce qu’on a et on comprend l’autre et on l’aide à marcher, on l’aide à pousser ses pattes.

Moi je suis mon être essentiel, cet être infini, éternel qui est à l’image de Dieu, plein de richesses, plein de lumière, un vrai miracle et je regarde mon ego et mon ego n’a pas de pattes parce que son intellect marche mal, on s’est trompé on lui a donné une éducation universitaire, une éducation rationnelle, et le cœur ne marche pas parce qu’il a été maltraité par ses parents, il a trop de rancune, et sa créativité ne marche pas parce qu’on lui a dit qu’il ne valait pas grand chose, et son corps ne va pas parce qu’on ne lui a pas donné sa place, on ne l’a pas caressé, on ne l’a pas baigné, on ne l’a pas nourrit avec le lait, tellement de choses !

Alors l’être essentiel dit : si je vais attendre que l’ego me cherche, il ne va jamais arriver à moi, il faut que j’aille vers lui, alors l’être essentiel descend vers toi.
Et tout d’un coup, tu es entrain de souffrir et une pensée sublime t’arrive, et tu te sens bien sans savoir pourquoi, comble de la dépression tu te sens bien un jour, et tout d’un coup tu fais un petit poème ou une petite chanson, et tout d’un coup tu as envie de marcher, sans le vouloir tu te sens bien, c’est parce que tu es entrain de recevoir, on vient vers toi.

Hier soir je parlais à un peintre qui me disait : « je cherche la beauté parfaite » je lui dis : « Tu ne vas jamais la trouver, laisse la beauté parfaite te trouver »
Dans l’Alchimie, dans la voie sèche on médite, on travaille, on prie, et à la fin de beaucoup d’années on trouve. Dans la voie humide on se laisse prendre, on se nettoie , on s’ouvre, on se polit comme un canal.

C’est cette histoire taoïste où un roi prend deux groupes de peintres, un groupe de vrais artistes et un groupe de moines et dit : celui qui fera le meilleur tableau sera mon préféré et je vais suivre le chemin. Les moines se mettent à travailler d’un côté de la salle derrière un rideau, et les peintres font un merveilleux tableau, le meilleur du royaume. Quand le roi voit le tableau il est émerveillé ! ! Alors les moines ouvrent le rideau et ils ont tellement poli le mur que c’est devenu un miroir et le miroir reflète ce tableau là, ils sont devenus canal, ils ont reçu l’œuvre d’art.

Je sens que premièrement il faut faire comme moi, il faut aller gratuitement, avec toute gratuité. Je donne cette conférence pour le plaisir de la donner, c’est gratuit, je n’attends rien, c’est le plaisir d’être ensemble.
Mais quel est le plaisir d’être ensemble et pourquoi je fais ça depuis tant d’années ? Alors pourquoi faire ça et comment le faire ?

Il y a deux formes d’être quand on vit en collectivité, il y a les personnes qui sont polies et les personnes qui sont des orang-outang . Orang-outang signifie être de la forêt.
Polis c’est la ville, c’est pourquoi il y a les politiques, les métropolitains, les policiers, les polyvalents. Poli c’est un homme de la ville, c’est un être qui vit en collectivité et l’orang-outang vit tout seul dans la forêt et il affirme son espace.

La ville c’est un idéal de vie, pour les philosophes c’est toujours un idéal de vie, être citoyen d’une ville c’est un idéal merveilleux. Et l’homme toujours rêve de la ville parfaite parce que c’est la Mama parfaite. Et de plus en plus la ville devient monstrueuse et de plus en plus elle est peuplée par des orang-outang, par des personnes qui font leur loi dans la ville. Un orang-outang doit être dans la forêt, pas dans la ville.
Alors qu’est ce qui se passe dans une ville : les gens disent ce qu’ils pensent sous prétexte qu’ils ne sont pas hypocrites : « Quand je ressens quelque chose, je dis la chose »
Ils pensent qu’être poli c’est de l’hypocrisie.

Nous devons faire tout de suite là, la différence entre hypocrisie et politesse. C’est hyper-important.
Quand je suis poli cela n’indique pas que je masque mes pensées, mes sentiments, mes désirs, je ne les masque pas. Où j’ai vu la politesse citoyenne la plus grande c’est à Tokyo, au Japon il n’y a pas trop d’espace et le grand luxe au Japon c’est un espace vide. Pour vivre dans un manque d’espace il nous faut une énorme politesse, ce n’est pas de l’hypocrisie, tu dois respecter l’espace des autres parce que l’espace est restreint. Si je ne respecte pas l’espace de l’autre je ne suis pas poli. Vous savez que dans le métro il faut être hyper-poli sinon tu rentres dans l’espace des autres. Il y a des gens excessivement polis, mais quand ils te donnent la main ils t’écrasent la main. Dans le contact avec l’autre il y a une certaine politesse, quand je vais toucher quelqu’un je dois être comme un avion qui descend vers l’aéroport, je dois être conscient que je rentre dans son espace intérieur, je ne vais pas envahir son espace intérieur et me jeter sur la personne. Il y a des personnes qui ne peuvent pas s’empêcher d’envahir l’espace de l’autre, ils ont peut-être l’impression d’être plus existant s’ils prennent l’espace de l’autre. Parce que leur espace intérieur, ils ne le respectent pas non plus. Je ne dois pas envahir mon espace intérieur.

La première politesse c’est la politesse de l’espace. Laissons les orang-outang vivre leur propre vie. Perdre son espace est un grand drame, incroyable, immense. Ne demande pas qui je suis, demande où tu es. Quand on a un espace intérieur on sait où on est, on sait qui on est. Quand on n’a pas d’espace intérieur on ne sait pas où on est, qui on est. Il nous faut l’autre, il nous faut l’espace de l’autre, la nourriture de l’autre, la créativité de l’autre, la vie de l’autre.

Confucius dit que quand tu es obligé de tuer pour manger, par exemple un poisson, tu dois le cuisiner extrêmement bien, avec une extrême attention pour que le poisson n’ait pas perdu sa vie en vain, c’est une question de politesse, une politesse énorme.

Si vous avez compris l’espace , vous allez comprendre que le temps est important, les gens impolis te volent le temps.
Un orang-outang a la sensation de son propre temps, mais aucune sensation du temps de l’autre, il vole le temps de l’autre. L’orang-outang va se nourrir de ton temps. Avec le Tarot j’ai appris à écouter les gens.

L’amitié c’est faire quelque chose ensemble, ne pas se voler le temps l’un à l’autre. Je ne suis pas là pour meubler ta vie, c’est à toi de meubler ta vie, nos rencontres doivent être créatives, on doit s’apporter des idées.

Plus haut on vit dans l’extase créative. L’extase peut-être :

Je dis à tous les thérapeutes qui sont ici : tant qu’on est pas au service du consultant, on peut pas le guérir, la politesse exige que j’accepte le malade comme mon maître. Je suis médecin quand le malade arrive, je ne suis pas son maître, il est mon maître : en guérissant le malade je vais apprendre. Ma politesse c’est accepter sa valeur, sa maladie révèle que c’est une personne sensible, qu’il voit le monde d’une façon différente, qu’il est affecté et il m’apprend ma propre maladie. Si je n’accepte pas ma maladie comment je vais guérir les autres.

Cassette enregistrée et prêtée par Denis Patouillard Demoriane.
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